L’ÉPREUVE DE L’HUMAIN : L’ACTE PHOTOGRAPHIQUE SELON MANUEL BESSE
- Pénélope Fiorindi
- 4 mai
- 33 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 mai
Photographier un être, ce n’est pas seulement le montrer — c’est le confronter à la lumière, au cadre, à l’absence. Loin des images spectaculaires et des récits prémâchés, Manuel Besse interroge l’acte photographique comme une épreuve de l’humain : ce qui persiste, ce qui résiste, ce qui disparaît.
À travers un essai critique dense et un entretien approfondi, ce texte explore les tensions éthiques, esthétiques et mémorielles qui traversent toute photographie. Que révèle vraiment l’image ? Et que trahit-elle malgré elle ? Entre regard, disparition et responsabilité, ce document engage autant le photographe que le spectateur.
« Refuser de photographier est parfois l’acte photographique le plus juste. » – Manuel Besse

1. Ce que l’image ne dit pas — et ce qu’elle exige de nous
On croit souvent que la photographie parle d’elle-même. Que l’image « montre ». Qu’il suffit de regarder pour comprendre. Pourtant, dans sa prétendue immédiateté, la photographie est peut-être le langage le plus équivoque qui soit. Ce n’est pas une fenêtre ouverte sur le réel. C’est un dispositif de projection, où se mêlent regard du photographe, mémoire du spectateur, attentes culturelles, filtres émotionnels.
En d’autres termes : l’image ne dit jamais tout. Et ce qu’elle tait est souvent aussi important que ce qu’elle montre. Ce silence est double : – d’un côté, il y a ce que le photographe a laissé hors champ, volontairement ou non ; – de l’autre, il y a ce que le spectateur refuse, filtre ou transforme, même inconsciemment. C’est pourquoi l’image n’est jamais neutre : elle exige une réponse de celui qui regarde. Elle ne propose pas seulement une scène : elle convoque une position éthique, émotionnelle, interprétative.
Voir n’est pas comprendre : la fausse évidence de l’image
Dans un monde saturé d’images, la confiance visuelle est devenue un automatisme. On confond regard et compréhension. On survole, on commente, on juge. Le flux incessant d’images sur les réseaux sociaux a banalisé cette illusion de transparence : « Je vois, donc je sais. » Pourtant, voir, ce n’est pas savoir. Et ce n’est même pas toujours vouloir savoir.
Le spectateur est tenté de lire l’image comme un fait brut, alors qu’elle est une construction. Or, cette construction contient toujours des angles morts : – la condition de celui ou celle qui photographie ; – les contraintes du contexte ; – ce qui a été exclu du cadre ; – ce qui a été saisi malgré lui. Même dans un reportage prétendument “objectif”, ce que nous voyons ne représente qu’un instant extrait d’une séquence beaucoup plus large — et souvent impossible à restituer. Nous sommes donc face à un fragment, jamais à une totalité.
L’image comme miroir : ce que le regardeur projette
L’image photographique agit comme un miroir inversé : nous croyons y découvrir le monde, mais souvent, nous y retrouvons nos propres peurs, croyances, ou fantasmes. Quand un spectateur observe un visage abîmé, un corps en marge, un regard vide, il ne voit pas uniquement l’autre : il y projette son propre seuil d’acceptabilité, ses tabous, sa culpabilité ou son désir d’émotion.
Pour exemple, une photographie montrant un sans-abri sous une lumière douce peut être perçue par certains comme une glorification esthétisante, par d’autres comme une tentative de dignité, et par d’autres encore comme une manipulation du pathos. La même image induit trois lectures contradictoires. Qui dit vrai ? Peut-être aucune. Peut-être les trois à la fois.
L’image n’impose pas un sens. Elle fait appel à la conscience, à l’histoire, à l’inconscient du spectateur. Elle travaille parfois lentement, à rebours du choc immédiat : ce n’est pas l’instant qui frappe, mais l’insistance discrète d’une ambiguïté non résolue.
Le spectateur n’est pas passif : il est responsable
Accepter cela, c’est reconnaître que regarder une image est un acte engagé. Ce n’est pas un simple geste de réception, mais une prise de position. Car l’image ne livre pas son sens ; elle le négocie avec celui qui regarde. Et si le regardeur n’en est pas conscient, il devient malgré lui un acteur de l’aveuglement collectif.
Ne pas se demander pourquoi on regarde, comment on regarde, c’est risquer de participer à la falsification du réel. C’est réagir selon ses automatismes émotionnels, sans jamais interroger ce qu’on attend de l’image, ce qu’on veut y voir, ce qu’on refuse d’y reconnaître.
Ainsi, dans la photographie documentaire ou engagée, le regardeur n’est pas innocent. Il peut recevoir l’image comme un appel, ou comme un confort. Il peut la consommer ou l’endurer. Il peut détourner les yeux, ou s’en servir pour nourrir un récit intérieur — parfois en opposition à celui du photographe. Regarder n’est pas toujours un acte de lucidité. Cela peut être une forme de domination douce ou d’appropriation silencieuse.
Ce que révèle l’image : pas le sujet, mais notre rapport au monde
Finalement, la question n’est plus : « Que montre cette photographie ? » Mais : « Que me dit-elle de moi, du monde que j’habite, et de la manière dont je consens à le voir ? »
Dans ce sens, la photographie est moins un témoignage qu’une épreuve. Elle ne confirme pas un savoir, elle le rend suspect. Elle ne stabilise pas un sens : elle ouvre une tension entre le visible et le réel. Ce qui est en jeu n’est pas tant ce que nous voyons, que ce que nous faisons de ce que nous voyons. Et c’est dans cette réponse — ou dans notre incapacité à la formuler — que réside notre rapport à l’humanité ou à l’inhumanité.

2. Cadrer, c’est blesser : l’acte photographique comme fracture
Photographier, c’est toujours prendre parti. C’est choisir. Sélectionner un angle, une lumière, une distance. Et donc : exclure. Chaque photographie est le résultat d’une opération de découpe dans la réalité, une violence symbolique exercée sur ce qui est là, même lorsqu’elle se fait avec soin, empathie ou humilité.
Contrairement à ce que laisse croire l’apparente instantanéité du déclenchement, photographier n’est pas capter « ce qui se présente », mais fabriquer ce qui sera visible — et ce qui cessera de l’être. Dans ce geste, même minimal, se joue une forme de pouvoir : pouvoir de désigner, d’isoler, de hiérarchiser. En un mot, de dominer symboliquement ce qui est photographié.
Le cadre : frontière invisible, autorité tacite
Le cadre n’est pas un simple outil technique. Il est un périmètre d’autorité. Ce que le photographe décide d’inclure devient « digne d’être vu » ; ce qu’il laisse hors champ tombe dans l’oubli visuel. Ce geste, anodin en apparence, a des conséquences profondes, notamment lorsqu’il s’applique à des corps fragiles, à des vies abîmées, à des situations de détresse.
Dans l’histoire de la photographie, le débat est ancien : à partir de quand un cadrage devient-il une appropriation ? Quand Diane Arbus photographie des figures marginales dans les années 1960, elle est accusée d’esthétiser la monstruosité. Quand Dorothea Lange sublime la pauvreté paysanne, son regard compose autant qu’il documente. D’autres photographes, comme ceux de l’agence Magnum Photos, ont tenté d’allier engagement documentaire et rigueur éthique, en maintenant une tension constante entre témoignage et retrait.
Le point commun entre ces exemples ? Le pouvoir de composition. Le cadre oriente le sens, impose une lecture, produit une narration — même quand le photographe s’en défend. Plus la composition est maîtrisée, plus elle est lourde de sous-entendus.
Ce que le cadre fait au réel : simplifier, extraire, lisser
Photographier, c’est transformer un espace à trois dimensions, mouvant, bruyant, habité, en une surface muette, plane, arrêtée. Ce processus implique toujours un aplatissement du réel. Il est tentant, dès lors, de croire que l’image est fidèle : qu’elle documente, qu’elle témoigne, qu’elle « montre ce qui est ». Mais c’est oublier que le cadre, en excluant, simplifie.
Il retire le hors-champ, le bruit, la tension de la scène. Il fait taire les ambiguïtés, il stabilise ce qui était peut-être fragile, contradictoire, mouvant. Cette simplification peut être utile. Elle peut aussi être violente, car elle réduit un être humain ou une situation complexe à une image figée, sans possibilité de dialogue, sans retour possible.
C’est ce que dénonçait Susan Sontag dans On Photography :
« Photographier, c’est s’approprier l’objet photographié. C’est entretenir avec le monde un rapport de pouvoir. »
Ce pouvoir est d’autant plus redoutable qu’il est souvent inconscient. Le photographe croit « capter ce qui est », mais il est en réalité en train de reformuler, d’interpréter, de reconstruire. Et cela vaut aussi pour le cadre mental : les choix de lumière, d’exposition, de moment, de posture.
Le hors-champ : silence volontaire ou oubli coupable
Ce que l’on ne cadre pas est tout aussi important que ce que l’on montre. Il existe dans toute photographie une zone de silence, un hors-champ invisible mais omniprésent. Il peut être éthique (refus de montrer une souffrance), esthétique (volonté de pureté formelle), ou simplement stratégique (manque de contrôle sur la scène). Mais ce silence n’est jamais neutre. C'est un choix. Et ce choix influence profondément la manière dont l’image sera perçue.
Par exemple, si une personne est photographiée seule, on peut penser qu’elle est isolée. Mais si l’on décale légèrement l’objectif pour inclure un second individu, la scène se transmue en duo, en interaction, en relation. Le cadre façonne donc le récit, parfois à notre insu. C’est en cela qu’il constitue une blessure symbolique : il tranche la continuité du monde, suspend le cours du réel, et condamne au mutisme tout ce qu’il laisse hors du cadre.
Cadrer sans trahir : est-ce possible ?
Alors que faire ? Refuser de cadrer ? Ne jamais déclencher ? Ce serait nier que toute image est, par essence, un fragment. L’alternative n’est pas l’utopie d’un regard total, mais une conscience aiguë de ce que le cadrage engage. Cadrer sans trahir, ce n’est pas ne rien exclure — c’est savoir pourquoi on exclut. Ne pas déguiser l’image en vérité brute. Assumer qu’elle est un point de vue, une dissonance, une prise de position dans le monde.
Certains photographes résistent à la tentation de tout maîtriser. Ils laissent des zones d’ombre, de trouble, d’inconfort. Ils ne verrouillent pas la lecture. Ils laissent place à l’ambiguïté. Et c’est peut-être là, dans ces espaces de tension, que le cadre, de balafre, se mue en seuil de réflexion.

3. Photographier l’instant : mémoire ou éclipse ?
Une photographie fige un instant, en extrait un fragment du temps, l’interrompt dans son flux. Mais ce geste de fixation est-il réellement un acte mémoriel ? Figer, est-ce conserver ? Est-ce sauver ? Ou bien est-ce déjà, sans qu’on le veuille, commencer à effacer ?
La photographie donne l’illusion d’un ancrage. Mais en réalité, elle ne restitue pas le passé. Elle le transforme. Elle fossilise un moment, souvent vidé de son bruit, de son mouvement, de sa complexité. Ce que nous appelons "souvenir" est en réalité une trace, un symptôme visuel de quelque chose qui n’est plus.
L’instant volé : ce que la photographie arrête… et ce qu’elle tue
Chaque déclenchement est une extraction. Le monde ne demande pas à être photographié. L’instant ne sollicite pas notre cadrage. C’est nous qui intervenons, qui décidons arbitrairement que “maintenant” vaut d’être capturé. Ce geste a une puissance. Il crée une archive. Mais il contient aussi une perte. En effet, photographier un instant, c’est déjà le perdre. Il ne sera plus jamais accessible sous la forme vécue.
Roland Barthes, dans La Chambre claire, parlait de cette ambivalence fondamentale :
« Ce que la photographie reproduit à l’infini n’a lieu qu’une fois. »
Ce paradoxe fait de la photographie un art du deuil : elle montre ce qui a été, mais aussi ce qui ne reviendra plus. Elle transforme la présence en relique.
La photographie n’est pas un souvenir — c’est une césure
On pourrait croire que photographier, c’est préserver. Mais en vérité, ce n’est pas un acte de continuité, c’est un acte de séparation. L’image ne continue pas la vie : elle en extrait un segment et le met à distance. Elle transforme un vécu en objet, un instant en surface ; non pour restituer le passé, mais pour en fabriquer une version — figée, stylisée, muette, remplaçant la mémoire par une fixation visuelle.
Prenons un exemple : une photographie de guerre montrant une ruelle vide juste après un bombardement. L’image peut être belle, poignante, troublante. Mais elle ne dit rien du bruit, ni de l’odeur, ni des cris d’avant. Elle crée un effet de mémoire… sans en restituer l’épaisseur.
Fixer l’image, c’est parfois trahir le vivant
L’image est toujours en retard sur la vie. Elle n’arrive qu’après, comme un geste posthume. Le monde, lui, continue. L’enfant court plus loin, la femme baisse les yeux, le vieil homme s’effondre. Le réel ne s’est pas arrêté. Seule l’image l’a fait. Cette dissociation crée un malentendu. Nous croyons voir l’instant, alors que nous regardons “un fantôme d’instant”. Nous confondons ce qui a été vu, avec ce qui a eu lieu.
Et plus encore : nous sommes tentés de croire que ce qui est fixé a plus de valeur que ce qui n’a pas été pris. Cette hiérarchisation est problématique et confère à l’image une sorte de privilège injustifié. Elle légitime l’oubli de tout ce qui n’a pas été capturé.
La mémoire photographique : fragmentaire, fragile, falsifiable
Une photographie peut soutenir la mémoire — mais elle peut aussi la trahir. Elle peut aider à se souvenir — ou produire un faux souvenir, plus fort, plus “propre”, plus acceptable que la réalité. Elle devient alors un écran, un vernis, un récit.
La mémoire humaine est instable, mouvante, sensorielle. La mémoire photographique est stable, visuelle, autoritaire. Entre les deux, il y a parfois un conflit : la photographie remplace l’expérience, elle colonise le souvenir, surtout lorsqu’elle est regardée des années plus tard, sans contexte.
Susan Sontag écrivait : « Les photographies donnent une apparence de vérité. Elles deviennent des preuves. Mais ce sont des preuves trompeuses : des fragments sans narration. »
Cette absence de narration laisse place à l’interprétation. Et dans ce vide, la photographie peut aussi devenir une arme idéologique, une preuve sélective, une reconstruction orientée.
Photographier sans prétendre préserver
Que faire alors de cette tension entre mémoire et trahison ? Peut-être faut-il cesser de croire que photographier, c’est préserver. Peut-être faut-il accepter que photographier, c’est transformer. Témoigner non de ce qui s’est passé, mais de ce qu’on a vu — ou cru voir.
Photographier l’instant, c’est accepter que l’image soit une mémoire incertaine, partielle, subjective, déjà en train de s’éloigner du vécu. Et si elle a une valeur, ce n’est pas comme une capsule de vérité, mais comme une trace de regard. L’empreinte d’une présence qui a tenté de faire face à la disparition.

4. L’épreuve d’exister : capter sans trahir
Photographier un être humain, ce n’est pas seulement enregistrer une présence. C’est faire face à ce que cette présence engage : sa vulnérabilité, sa résistance, son exposition, son silence. C’est tenter de saisir ce qui persiste dans un monde qui use, qui broie, qui efface. Et ce geste, en apparence simple, est tout sauf anodin. Il suppose une forme de mise à l’épreuve de celui qui est photographié, mais aussi de celui qui photographie.
La présence humaine dans l’image n’est jamais une évidence. Elle est toujours en tension — entre apparition et disparition, entre affirmation de soi et dissolution sociale. La photographie, lorsqu’elle prend l’humain pour sujet, n’est pas une glorification. Elle est une mise à nu de ce qui lutte encore pour tenir debout.
L’humain photographié : présence fragile, jamais donnée
Il est tentant de croire que la photographie humanise. Que montrer un visage, un corps, un regard suffit à faire exister un être. Mais c’est oublier que l’humain photographié n’est pas un symbole universel de dignité. Il est, souvent, une singularité manifeste, une force contenue, une faille.
Un corps qui résiste. Un regard qui ne se détourne pas. Une posture qui tient. Ce sont ces signes minimes, discrets, qui témoignent d’une présence vivante. Pas la pose. Pas le pathos. Le geste infime, le regard soutenu, l’équilibre instable d’un individu dans une société qui semble ne plus le voir.
C’est là que réside l’épreuve d’exister : dans cette obstination à demeurer, malgré l’indifférence ou la violence ambiante.
Photographier sans écraser : rester au seuil
Face à cette fragilité, le photographe doit apprendre à s’effacer sans disparaître. À être là sans imposer. C’est un équilibre difficile. Trop de distance, et l’image devient froide, clinique ; trop de proximité, et elle étouffe le sujet, le dévore sous le regard. Ce que la photographie peut offrir, dans ses meilleurs moments, ce n’est pas une visibilité, mais une juste exposition. C’est-à-dire : un cadre qui laisse place, qui respecte la densité du sujet, qui n’enferme pas dans une lecture univoque.
Photographier un visage marqué par la fatigue, ce n’est pas illustrer la pauvreté. Photographier un regard vide, ce n’est pas décréter l’abandon. C’est ouvrir un espace où le doute reste possible. Où le spectateur peut percevoir sans trancher. Où le sujet garde sa part d’opacité.
L’ambiguïté de la dignité : entre posture et fiction
Il faut aussi se méfier de la volonté de "rendre sa dignité" à quelqu’un par l’image. Car ce geste, aussi noble soit-il, peut basculer dans l’artifice ou dans le paternalisme. La dignité ne se donne pas. Elle ne se fabrique pas. Elle ne s’installe pas dans la lumière douce ou dans un regard cadré avec noblesse. Elle se constate ou elle se tait.
Le photographe peut la percevoir — mais il ne doit pas la forcer. Car une dignité mise en scène devient une fiction consolante. Et dans ce cas, la photographie ne révèle plus. Elle arrange. Elle adoucit et apaise la conscience au lieu de la confronter. Le risque est alors de remplacer la complexité du réel par une narration esthétisante :le corps devient posture, la douleur devient symbole, la présence devient décor.
Capter sans trahir : une posture plus qu’une technique
Le cœur du problème, ce n’est pas comment photographier. C’est avec quelle disposition intérieure. Capter sans trahir, cela ne se résume pas à un choix d’optique ou de distance. C’est une attitude globale, un positionnement éthique.
Cela suppose d’accepter :
de ne pas tout voir,
de ne pas chercher à faire parler le sujet à sa place,
de ne pas instrumentaliser la vulnérabilité pour produire un effet.
Cela suppose aussi de renoncer parfois à déclencher, si l’instant photographiable met en péril la vérité de ce qui est vécu. La justesse, dans l’image, ne vient pas d’un bon cadrage. Elle vient du refus de s’approprier ce qui ne nous appartient pas.
Photographier l’humain, c’est risquer d’être déplacé
Il ne suffit pas de vouloir « montrer l’humain » pour le respecter. Encore faut-il ne pas le réduire à ce qu’il représente dans une scène. La photographie peut déshumaniser sans le vouloir, simplement en focalisant trop, en cadrant trop bien, en cherchant l’image forte.
Ce que le photographe peut faire de plus juste, c’est parfois laisser apparaître ce qui résiste à être vu. Un silence. Une dissonance. Une présence instable. Et c’est dans cette tension — entre apparition et disparition, entre cadrage et retrait — que se joue la vérité fragile d’une photographie centrée sur la condition humaine.

5. Cartographie de l’effacement : une esthétique de l’exclusion
On croit souvent que l’inhumanité se donne à voir dans les gestes, les visages, la souffrance manifeste. Mais la forme la plus insidieuse de la violence contemporaine ne s’incarne pas toujours dans l’événement. Elle se niche dans l’ordinaire. Dans l’urbanisme, dans les matériaux, dans la manière dont les espaces sont pensés — ou ignorés.
La photographie peut, lorsqu’elle s’y attelle avec lucidité, rendre visible cette violence structurelle, silencieuse, invisible aux yeux trop habitués. Elle peut dresser une cartographie des lieux où l’humain s’efface, non pas par un acte brutal, mais par une architecture du rejet, une organisation sociale le rend invisible.
Photographier l’inhumain : ne pas chercher la scène, mais le décor
Il ne s’agit plus ici de photographier un acte, un cri, un corps souffrant. Il s’agit de montrer ce qui efface sans fracas. Les couloirs déserts. Les bancs conçus pour empêcher qu’on s’y allonge. Les barres d’immeubles sans âme. Les zones commerciales sans piétons. Les lignes de fuite qui n’aboutissent nulle part. Les espaces où plus rien ne résiste à l’uniformité.
Ces lieux n’ont pas besoin d’événement pour être inhumains. Leur architecture suffit. Ils produisent une sensation de désaffection, de retrait, d’indifférence programmée. Et la photographie, dans ce contexte, ne cherche plus la beauté. Elle traque les formes de disparition.
L’exclusion dessinée : l’espace comme outil de tri social
L’exclusion n’est pas qu’économique. Elle est aussi géographique. Matérielle. Visuelle. Dans les grandes villes, les dispositifs urbains produisent des zones de visibilité et des zones d’oubli. Le centre, mis en scène. La périphérie, oubliée. Les rues commerçantes gentrifiées. Les friches laissées aux marges.
Cette cartographie implicite du pouvoir est lisible dans l’image — si le photographe la cherche. À travers le choix des cadres, des distances, des plans larges, il peut montrer :
la disparition des corps dans des décors trop vastes,
l’absence de signes de vie dans des lieux théoriquement habités,
la répétition des formes architecturales comme négation de la singularité.
Photographier ces réalités ne produit pas nécessairement des images « spectaculaires ».Mais cela peut produire des images d’une force latente, troublantes dans leur silence, parce qu’elles montrent l’inhumanité sans coup d’éclat.
L’esthétique de l’exclusion : quand l’image dit ce que la ville cache
Ce que révèle la photographie, ici, c’est l’envers du décor. Non pas la misère visible, mais l’organisation de l’oubli. Elle nous oblige à regarder les plans trop larges, les zones désertées, les postures résignées dans des lieux faits pour ne pas accueillir.
Cette esthétique n’est pas un style : c’est une prise de position critique. Elle refuse la séduction, la mise en scène, la dramatisation. Elle montre le vide, la répétition, la fragmentation, sans y ajouter de pathos.
Par exemple, une photographie prise dans une station de métro déserte à l’aube ne dit rien à première vue. Mais si, au fond de l’image, une silhouette dort à même le sol, à moitié effacée par l’ombre et si le cadrage laisse volontairement trop d’espace vide autour, alors c’est la structure même de l’exclusion qui est mise à nu.
La photographie comme lecture sociale de l’espace
Cette approche n’est pas décorative. C’est une forme d’analyse visuelle du monde. Elle rejoint ce que les géographes appellent la “production de l’espace” ; l’idée que la manière dont on construit, organise et nomme les lieux est toujours idéologique.
Le photographe peut révéler :
les logiques de séparation : entre riches et pauvres, visibles et invisibles ;
les lieux-passerelles, où les destins se croisent sans jamais se rencontrer ;
les no man’s lands urbains, où plus personne n’habite vraiment, mais où certains survivent.
C’est une photographie sans spectaculaire, sans effet. Mais elle nous apprend à voir autrement. À voir ce que les plans de ville ne disent pas. À voir où l’humain est encore possible — ou déjà impossible.
Une photographie d’ambiance sociale : ni pathos, ni abstraction
Le plus grand défi de cette approche est de ne pas tomber dans l’abstraction pure. Une image vide, froide, répétitive peut vite devenir une pure recherche esthétique. Ou, au contraire, une image de détresse dans un cadre trop soigné peut basculer dans la stylisation du malheur.
Il faut donc marcher sur une ligne fine :
refuser l’effet tout en maintenant une tension ;
refuser l’esthétisation, mais ne pas céder à la platitude ;
rester lisible sans devenir didactique.
Ce que cette photographie cherche à produire, ce n’est pas une émotion forte. C’est une lucidité lente. Une prise de conscience spatiale. Une compréhension intime que l’inhumain ne crie pas toujours : il s’installe. Il s’organise. Il structure.
6. Une image sans promesse : l’irréconciliable selon Manuel Besse
Dans un monde saturé d’images, où tout semble déjà vu, comment continuer à photographier sans sombrer dans la répétition, la séduction ou la récupération ? Et plus encore, comment photographier sans trahir, sans embellir, sans chercher à combler le vide que la réalité oppose parfois au regard ?
Le travail de Manuel Besse apporte une réponse rare, radicale : refuser la promesse. Refuser que l’image cherche à plaire, à consoler, à expliquer, à sauver. Accepter qu’elle n’offre aucune réparation. Aucun récit. Aucune morale. Mais qu’elle témoigne, frontalement, d’un monde en tension, irréconciliable avec lui-même.
Refus de séduire, refus de soulager
Ce que Manuel Besse expose dans ses photographies n’a rien de spectaculaire. Il ne cherche ni le choc visuel, ni la beauté expressive, ni la perfection formelle. Il ne cherche même pas l’image forte. Ce qui oriente sa démarche, c’est le point de rupture, le moment où l’image ne “fonctionne” plus dans les circuits habituels — parce qu’elle fait voir sans expliquer, expose sans désigner, confronte sans soulager.
Son esthétique n’est pas celle de l’impact. C’est celle du retard. L’effet de ses images ne surgit pas immédiatement. Il s’infiltre, lentement, par des détails, des tensions de posture, des compositions qui résistent à l’interprétation immédiate. Dans un système de production visuelle dominé par le rythme, la fluidité et l’instantanéité, ce choix relève presque de l’insoumission. Il oppose le trouble à la lisibilité, la nuance à l’empathie prémâchée.
L’image comme constat, non comme message
Une photographie de Besse ne délivre pas un message. Elle ne dit pas « voilà ce que vous devez comprendre », ni même « voici ce qu’il faut ressentir ». Elle ne commente pas. Elle désigne un écart, un frottement entre ce qui persiste et ce qui s’effondre. Un fragment d’humain dans un décor trop vaste. Un geste suspendu dans un lieu sans issue. Une présence qui dérange parce qu’elle ne veut pas se réduire à son image.
Ces scènes ne produisent pas un discours, mais un constat — souvent sans issue, sans espoir fabriqué, sans narration réparatrice. Et c’est là, dans ce refus du récit, que réside toute la rigueur de sa démarche. Il ne raconte pas l’humanité. Il en expose la dissonance.
Une esthétique du retrait : ni posture, ni compassion
On pourrait croire que ce regard dur est une position froide. Mais ce serait une erreur. Ce retrait n’est pas une distance cynique — c’est une forme d’humilité extrême. Une manière de dire : « Je n’ai pas à sauver ce que je montre. Je n’ai pas à le rendre beau, ni à l’adoucir. Je dois seulement m’y confronter — et vous y confronter, sans médiation. » Manuel Besse
Ce retrait ne nie pas l’émotion. Il la désactive volontairement dans la forme, pour laisser émerger une autre force plus tenace : la présence nue. Dans un monde d’images programmées pour susciter la réaction, résister à l’émotion préfabriquée devient un acte d’insoumission. C’est permettre à la conscience de travailler autrement : par trouble, par silence, par décalage.
L’image comme face-à-face : sans promesse, sans issue
Dans cette démarche, il n’y a pas d’issue visuelle. Aucune porte de sortie esthétique. Une photographie de Manuel Besse ne propose pas une résolution. Elle pose une tension. Et cette tension demeure vivante dans le regard du spectateur — à condition qu’il consente à laisser le sens ouvert, inachevé. Il n’y a là ni pessimisme, ni noirceur. Il s’agit de refuser l’illusion que l’image puisse réconcilier l’humain avec lui-même. Elle révèle, confronte, bouscule — sans jamais sauver.
Et peut-être que c’est là, précisément, que réside la plus grande humanité de cette photographie. Ne pas enjoliver le réel, mais le regarder tel qu’il est, dans sa faille nue, dans son hésitation à tenir bon, dans son épuisement même — et sa persistance.

7. Témoin ou intrus ? Le paradoxe du photographe
On parle souvent du photographe comme d’un témoin. Celui qui voit, qui enregistre, qui restitue. Mais cette figure rassurante ne tient pas toujours devant la réalité du terrain. Car regarder, ce n’est pas simplement observer. C’est intervenir. C’est être là. C’est marquer la scène de sa présence. Et parfois, ce que l’on appelle « témoignage » est aussi une intrusion, une fracture dans un moment qui n’était pas destiné à devenir image.
Le photographe n’est pas hors champ. Il fait intégralement partie du lieu qu’il photographie. Et cela change tout, car il affecte ce qu’il cadre. Sa seule présence modifie la scène. Elle peut provoquer une réaction, un retrait, une crispation. Elle peut être perçue comme une menace, un espoir, un vol ou une reconnaissance. Elle n’est jamais neutre.
La présence du photographe : entre attention et influence
Quand on déclenche l’appareil, on prend place dans une scène. Même dans la photographie dite « de rue », où le photographe cherche à disparaître, il n’est pas invisible. Il incarne une présence sociale. Un regard qui pèse.
Et cela soulève une question majeure : Avons-nous le droit d’être là ? Photographier une détresse, un effondrement, une lutte, c’est aussi se confronter à cette interrogation : est-ce que je documente ? Est-ce que je révèle ? Ou est-ce que j’exploite, j’interprète, je m’empare d’un instant qui ne m’appartient pas ?
Le dilemme n’a pas de solution simple. Mais il ne doit jamais être évité.
Être là sans voler : l’éthique du seuil
Le photographe éthique ne cherche pas à se rendre invisible. Il sait que c’est impossible. Mais il peut, en revanche, refuser de s’imposer. Il peut apprendre à rester au seuil pour ne pas prendre ce qui ne veut pas être donné, ne pas forcer l’image, ni traduire l’autre sans son langage.
Cette posture n’est pas celle d’un repli défensif, mais d’une présence attentive. Elle suppose de cultiver le doute : suis-je encore en train de voir, ou suis-je déjà en train de fabriquer ? Elle exige d’accepter que certains instants n’appartiennent à personne, et que la meilleure photographie est parfois celle qu’on n’a pas prise ; comme l’a vécu Manuel Besse dans son expérience extrême en Amazonie — lorsqu’il a choisi de ne pas déclencher devant un acte abominable.
Ce geste de refus est aussi un acte photographique. Il signifie : je suis là, mais je ne prends pas. Je vois, mais je ne montre pas. Parce que montrer, ici, serait trahir la scène et me trahir moi-même.
Le regard comme responsabilité, non comme droit
Photographier n’est pas un droit inconditionnel. C’est un pouvoir — et donc une responsabilité. Celui qui regarde et cadre possède, même involontairement, un ascendant sur celui qui est vu. Cet ascendant doit être interrogé à chaque instant : – Pourquoi je regarde ? – Pourquoi je déclenche ? – Qu’est-ce que je suis en train de produire, au-delà de l’image ? Ces questions ne rendent pas la photographie impossible, mais elles l’inscrivent dans un espace de tension fertile, où l’acte de montrer n’est jamais justifié d’avance.
C’est dans cette conscience du risque, dans cette capacité à douter de soi — que le photographe cesse d’être un simple preneur d’images — pour devenir un être engagé dans le réel, vulnérable mais lucide. Mais cette lucidité n’a de portée véritable que si le regardeur assume, lui aussi, sa part de responsabilité, car toute photographie repose sur un triangle tacite impliquant le sujet, le photographe, le spectateur. Si l’un d’eux se dérobe — s’il regarde sans voir, cadre sans douter, ou existe sans témoigner — alors l’équilibre se rompt.
Photographier ne suffit pas. L’image ne prend sens que dans cet entrelacement — c’est là que naît, peut-être, une forme d’éthique partagée.

Entretien avec Manuel Besse : l’éthique du témoin face à l’inhumanité
Réalisé par Pénélope Fiorindi
« Je ne photographie plus ce que je peux prendre, mais ce que je suis capable d’assumer. » — Manuel Besse
À travers son travail, Manuel Besse expose, sans filtre ni fard, l’irréductible fragilité de notre condition, en saisissant avec intensité la présence humaine et son anéantissement progressif. Dans cet entretien, il revient sur sa vision de la photographie, son rapport au vivant, et les dilemmes éthiques auxquels il a été confronté.
Dans un monde saturé d’images spectaculaires, Manuel Besse choisit la rigueur. Refusant la capture facile et la séduction esthétique, il expose la division brutale entre persistance humaine et déshumanisation.
Entretien sous forme de questions/réponses avec un photographe qui ne détourne jamais le regard — même quand celui-ci devient insoutenable.
Photographier, est-ce toujours trahir un peu ?
01. Pénélope Fiorindi : Lorsque vous photographiez un individu, sentez-vous que vous capturez sa réalité, ou que vous superposez inévitablement la vôtre ?
Manuel Besse : Je crois que la réalité d’un individu, telle qu’il la vit intérieurement, m’échappe toujours. Ce que je photographie n’est jamais "lui" dans sa totalité. C’est la collision entre ce qu’il expose malgré lui, ce que l’instant trahit de lui, et ce que mon regard est capable — ou incapable — de percevoir.
Superposer ma vision est inévitable ; mais il s'agit d'en avoir conscience, pour tenter de ne pas étouffer l’autre sous la projection de soi. Photographier, c’est toujours, d’une certaine manière, trahir. Même avec la plus grande vigilance, nous filtrons, interprétons, réduisons. L’appareil ne fait que renforcer cette subjectivité : il encadre, il isole, il fige.
Il y a un malentendu fondamental autour de la photographie dite "réaliste" : croire qu’elle restitue le monde tel qu’il est. En réalité, elle restitue le monde tel qu'un regard a choisi — ou a été contraint — de le saisir. La question n’est donc pas d’échapper à cette superposition, mais d’en être conscient, et de rester vigilant en n’écrasant pas l’autre sous sa propre lecture et en acceptant que chaque photographie soit un fragment partial, et non un document absolu.
L’humilité du photographe commence là, en admettant qu’il ne capture jamais "l’autre", mais seulement une part fugace de son existence, filtrée par sa propre capacité — et ses propres limites — à voir.
Cadrer, est-ce dominer ?
02. Pénélope Fiorindi : L’acte de cadrer est-il, selon vous, déjà une forme de domination ? Et plus largement : comment évitez-vous, dans vos images, d’imposer un récit ou un sens à ce que vous photographiez ?
Manuel Besse : Il n’existe aucune neutralité possible en photographie. Cadrer, c’est choisir. Choisir, c’est exclure. Chaque image est une prise de pouvoir sur ce qui est vu — un acte d’autorité symbolique. Même dans les approches dites « objectives », pointer un objectif revient à hiérarchiser le réel. Ce que l’on montre devient important ; ce que l’on exclut devient invisible.
Le simple fait de décider où commence et où finit l’image structure déjà une vision. C’est pourquoi je ne parle jamais de neutralité, mais de responsabilité. Ma seule éthique consiste à exercer cette autorité en pleine conscience, sans l’habiller d’illusions d’objectivité. Je tente de maintenir des zones d’ambiguïté, de ne pas forcer la lecture, de ne pas enfermer l’autre dans un récit préconçu.
Imposer un sens serait une violence supplémentaire. La réalité est souvent éclatée, contradictoire, non narrative. Vouloir à tout prix l’organiser en histoire, c’est la simplifier — voire la trahir. Chaque image que je produis est un fragment, un éclat partiel de la réalité, pas un discours total. Je ne cherche pas à raconter. Je cherche à laisser advenir, sans réduction.
Ce refus du récit rassurant est à la fois éthique et esthétique. Il me permet d’éviter deux pièges : – la glorification, qui transforme un moment brut en scène héroïque, – le misérabilisme, qui instrumentalise la douleur pour produire un effet. Mon travail ne cherche pas à expliquer le réel, mais à le maintenir ouvert : aux silences, aux contradictions, à la multiplicité des regards. Et surtout, à préserver l’image de cette pulsion de vouloir dire à la place de montrer.
Juste, fidèle ou libre ?
03. Pénélope Fiorindi : À l’instant précis où vous déclenchez la capture d’image, quelle est votre préoccupation principale : être juste, être fidèle, ou être libre ?
Manuel Besse : Être juste. C’est-à-dire : ne pas trahir l’intensité de ce qui est là. Pas dans un sens moral, mais dans l'alignement entre ce que je perçois et ce que je saisis. Être fidèle serait prétentieux ; être libre serait dangereux si cela signifiait tout autoriser.
La fidélité totale au réel est une illusion : au moment où l'on cadre, où l'on isole un élément, on trahit nécessairement l'ensemble. La liberté totale est un piège, car elle ouvre la porte à l’arbitraire, au spectaculaire, à la surinterprétation. La justesse, en revanche, est une exigence intérieure qui permet un alignement entre ce que je ressens dans l’instant et ce que je choisis de capter.
C’est une forme d'accord profond entre ce que le monde me donne à voir, ce que mon regard est capable d'assumer et ce que je suis prêt à transmettre dans l’image. Être juste, ce n'est pas prétendre saisir toute la vérité du moment, c’est refuser de fabriquer une émotion ou un sens qui n’étaient pas là, au commencement. C’est aussi accepter que certaines scènes, certains visages, échappent à la juste capture, et que le mieux soit parfois de ne pas déclencher.
Je ne conçois pas la photographie comme une chasse. C’est une tentative d’accord — rare, fragile, incertain — entre l’environnement et soi-même. Pourtant, même cette justesse ne m’absout pas de tout, car photographier reste, malgré tout, un acte d’extraction. Réduire un être vivant à une image, à une trace destinée à survivre à sa propre disparition, comporte, à mon sens, une forme d’inhumanité. C’est une fracture dans le temps, dans la chair nue de l’instant. Une violence symbolique qu’il faut avoir la lucidité de reconnaître — et non de dissimuler derrière la beauté du geste ou l’excuse du témoignage.
Être juste, c’est aussi ça : ne pas oublier que chaque photographie porte en elle une perte. Et que cette perte nous engage, autant que ce que nous avons cru sauver.
Trouver la bonne distance : intuition ou méthode ?
04. Pénélope Fiorindi : Sur le plan strictement technique, comment choisissez-vous la distance de prise de vue pour maintenir cet équilibre entre immersion et observation critique ? Travaillez-vous selon des règles établies ou selon un instinct façonné par l'expérience ?
Manuel Besse : Au départ, c’était intuitif. Aujourd’hui, c’est un instinct structuré. Je ressens physiquement la distance juste, avant même de la formuler mentalement. Trop près, je risque d’envahir ; trop loin, je nie. Il faut maintenir un juste écart entre engagement intime et regard critique. Ce choix est toujours ajusté en fonction de ce que dégage l’autre et de ce que le lieu impose. Je n'ai pas de règles. Je compose avec l’énergie de la scène, l’architecture, les masses environnantes, l’exposition du sujet.
La distance n’est pas qu’une affaire de cadrage. Elle définit le type de relation qu’on établit. Un léger mouvement — avancer de quelques centimètres ou rester en retrait — peut tout faire basculer. C’est un langage. L’enjeu est toujours d’établir une tension afin d’être suffisamment proche pour que la présence du sujet reste tangible, mais suffisamment distant pour conserver sa part d'opacité.
La distance entre le photographe et son sujet est un choix fondamental. Robert Capa, célèbre photojournaliste de guerre, résumait cette idée avec force : « Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c’est que vous n’êtes pas assez près. » En photographie de rue, la proximité implique de s’immerger, d’assumer sa présence. À l’inverse, dans le paysage, il s’agit de s’effacer. L’un exige nervosité, l’autre patience. Ce sont deux rapports au monde radicalement distincts : l’un viscéral, immédiat, non prémédité ; l’autre méditatif, patient et orchestré.
Ce qui résiste encore à l’effondrement
05. Pénélope Fiorindi : Dans vos séries, on ressent un tiraillement permanent entre persistance et disparition de l’humain. Cherchez-vous à l’amplifier ou est-elle la conséquence naturelle de ce que vous observez ?
Manuel Besse : La société moderne génère elle-même ce déséquilibre entre les signes de vie résiduels et les forces de destruction. Mon travail consiste uniquement à la reconnaître et à la laisser apparaître. Ma seule décision, c’est de ne pas détourner le regard. Je ne le cherche pas. Je ne le provoque pas : je le constate. Il est là, dans la matière même du réel. Ce constat impose la responsabilité de ne pas enjoliver ce qui est fragile, ne pas dramatiser ce qui est en cours de disparition.
Aujourd’hui, dans l’espace urbain, l’humain n’est plus un acteur central. Il est souvent périphérique, parfois même presque fantomatique. La ville moderne engloutit, écrase, atomise les individus. Ce que je photographie, ce ne sont pas des scènes construites, mais des états de déséquilibre permanent entre ce qui persiste — un geste, un regard, une posture de résistance — et ce qui tend à s’effacer — l’individualité, la mémoire, la densité humaine.
Je veux rendre cet écart visible sans le travestir. Pas d'héroïsme artificiel, de sentimentalisme ni de narration imposée. La vraie fracture, celle que j’essaie de capter, est silencieuse et inscrite dans le corps, dans la manière d’occuper ou de subir l’espace, dans les traces visibles d’une lutte qui ne dit plus son nom. La photographie n’est plus alors un outil pour fabriquer du pathos, mais un révélateur d'une violence latente.
Peut-on montrer sans embellir ?
06. Pénélope Fiorindi : Comment résistez-vous à la tentation d’esthétiser la détresse humaine sans pour autant la déshumaniser ?
Manuel Besse : En refusant toute recherche de beauté gratuite. En gardant précisément à l'esprit que chaque image de détresse est un territoire miné. Je travaille la composition pour la justesse, jamais pour séduire. Si la photographie est forte, c’est parce qu’elle expose une intensité véritable, pas parce qu’elle cherche à plaire. Le danger est d’embellir la douleur pour la rendre “acceptable”, "regardable", ou la transformer en spectacle, en marchandise émotionnelle.
Je refuse ces deux écueils. Mon objectif n'est pas de rendre la détresse "belle", ni de l’exploiter pour provoquer une réaction immédiate, en l'occurrence, un trouble existentiel. La première résistance est dans l’intention. J’expose une réalité, je ne cherche pas à fabriquer une émotion. La seconde est technique. Il faut choisir une composition qui ne flatte pas l’œil, éviter les jeux de lumière séduisants, travailler le cadrage pour maintenir la distance critique avec la scène et accepter la rugosité du réel, sans chercher à la lisser pour la rendre plus “consommable”.
Enfin, la plus importante est intérieure, personnelle. Je refuse de chercher l'adhésion émotionnelle du spectateur et je ne cherche pas nécessairement à faire pleurer, à choquer, à attendrir. Je veux que la photo soit un fait brut. Un espace où la détresse existe par elle-même, sans mise en scène, sans mise en valeur.
Ce choix est difficile. Il exige de lutter contre ses propres pulsions de composition, contre la tentation permanente de "faire une belle image" — ce que l’appareil photo, par nature, tend à faciliter. La vérité est que résister à l'esthétisation est un travail quotidien, presque contre-intuitif. C’est une bataille intérieure contre l'instinct de séduire, même inconsciemment.
Comme le dit Charlotte Rampling dans L’énigme Charlotte Rampling (ARTE), « Une image fixe est plus impudique parce qu'on peut prendre tout son temps pour la regarder. Le regard et la détresse sont là pour toujours. » Cette phrase résonne avec une intensité rare dans mon univers, car ce que souligne l’actrice, c’est la radicale irréversibilité du geste photographique : l’image arrête, fige, expose — sans recours ni échappatoire. Là où le mouvement protège, l’immobilité dévoile. Là où la durée dissout, l’arrêt accuse.
La photographie, en cela, ne se contente pas de témoigner. Elle installe une présence définitive, souvent à l’insu du sujet. Une détresse fixée devient une énigme insoluble : elle ne crie plus, mais elle continue de hanter. Elle n'appelle pas une réponse, mais force une cohabitation. On ne peut détourner le regard sans en emporter la trace.
Ce qui est capturé ne meurt plus, mais ne vit pas non plus : cela persiste — et persister, c’est parfois souffrir dans le silence prolongé du regard.
L’image mal interprétée : un risque assumé
07. Pénélope Fiorindi : Comment percevez-vous le risque que vos photographies soient interprétées à contre-sens par ceux qui cherchent à y projeter leur propre vision ? Cela vous importe-t-il ?
Manuel Besse : Une fois publiée, la photographie ne m’appartient plus. Elle devient inévitablement une surface de projection. Je fais confiance à sa densité pour résister aux interprétations trop rapides. Le spectateur y voit ce qu’il porte déjà en lui.
Vouloir contrôler l’interprétation reviendrait à trahir la nature même de l’acte photographique, qui est par essence ambigu et ouvert. Je travaille donc en conscience de cette déformation. Mais je refuse de la craindre. Mon rôle n’est pas d’imposer une lecture, ni de prémunir l’œuvre contre toutes ses mauvaises interprétations possibles. Ma mission est de produire des documents visuels suffisamment denses et équivoques, pour résister aux lectures superficielles.
Une photographie, si elle est honnête dans son regard, si elle est tendue entre la précision du concret et la complexité de ce qu’elle expose, peut supporter d’être mal comprise. Elle continuera d'agir malgré tout, souvent à un autre niveau — dans l'inconscient du spectateur, dans ses hésitations, dans ses malaises.
Si la prise de vue est réduite à un seul sens — même par contre-sens — alors c’est peut-être qu’elle n’était pas assez forte. Laisser l’image respirer, accepter qu’elle échappe, est, selon moi, une condition essentielle de l’honnêteté photographique.
Témoigner, résister, fissurer l’indifférence
08. Pénélope Fiorindi : Photographier aujourd’hui, est-ce encore témoigner, résister — ou tenter de percer l’indifférence en provoquant un choc, dans un monde saturé d’images vidées de leur pouvoir ?
Manuel Besse : Les trois peuvent coexister, mais à condition d’en redéfinir la portée. Photographier aujourd’hui, c’est déjà témoigner que quelque chose d’autre est possible. Un regard brut, non retouché, non manipulé, si ce n’est dans la post-production, notamment la “chromie”. C’est aussi une forme de résistance, précisément parce que ce regard entre en contradiction avec la logique dominante de distraction, de spectacularisation, de mise en récit forcée.
Mais créer un choc de perception ? C’est devenu beaucoup plus rare. Non pas parce que les photographies seraient devenues moins fortes, mais parce que le regard s’est émoussé. La saturation d’un flux visuel — lisse, rapide, jetable — a anesthésié notre capacité à rester vulnérables. Le problème n’est pas tant ce que l’on montre, que la disponibilité intérieure à le recevoir.
Aujourd’hui, une photographie ne peut plus compter sur la force du sujet seul pour marquer les esprits. Elle doit refuser à la fois la flatterie et la violence gratuite. Si elle crée un choc aujourd’hui, ce n’est pas par excès d’effet. C’est parce qu’elle ralentit et introduit une dissonance. Quelque chose de brut, de non spectaculaire, qui dérange intrinsèquement.
Témoigner sans fard, et résister sans chercher l’adhésion immédiate : voilà ce qui, à mes yeux, peut encore donner à la photographie un rôle efficient. Pas pour crier plus fort, mais pour fissurer l’indifférence, précisément en montrant ce qui ne veut pas être vu — sans mise en scène, sans pathos, sans volonté de choquer.
Si l’image parvient à créer un trouble discret, un écart intérieur, une hésitation dans l’observation, alors elle a déjà gagné. Nul besoin de choc visible. Il suffit parfois qu’elle entame une certitude pour qu’elle commence à faire son travail.
Quand ne pas déclencher devient un acte photographique
09. Pénélope Fiorindi : Vous avez vécu une scène extrême où l’on vous a contraint d’assister à un acte de violence inouïe, précisément parce que vous étiez photographe. Cette expérience a-t-elle changé durablement votre manière de voir et de photographier le monde ?
Manuel Besse : C’était au cœur de l’Amazonie brésilienne, un espace livré à la violence, où la loi avait disparu. Il y aura bientôt quarante ans, ma simple présence, rendue visible par mon appareil photo, a suffi à déclencher l’indicible. On m’a conduit devant deux jeunes hommes qu’ils ont immolés à l’essence. Le reste m’obsède : les cris, l’odeur, le silence après. Ils m’ont ordonné de photographier. Je n’ai pas déclenché.
Ce n’était pas une décision raisonnée, mais un refus organique. Photographier dans ce contexte, même sans intention de nuire, aurait fait de moi un complice. Et pourtant, j’ai failli le faire. Ce bref instant d’hésitation me pèse encore.
Depuis ce jour, je sais que l’appareil photo n’est jamais neutre. Il peut devenir un instrument de pouvoir, de déshumanisation, de spectacle. Refuser de photographier est un acte photographique à part entière.
Cet événement a profondément transformé ma posture. D’un photographe en quête d’images fortes, je suis devenu quelqu’un qui doute, qui se retire. Je ne capture plus. J’essaie de révéler. Non ce qui s’impose, mais ce qui résiste. Je ne force plus l’instant. Je l’écoute. Et souvent, ce doute suffit à me faire baisser l’appareil. Je ne photographie plus ce que je peux prendre, mais ce que je suis capable d’assumer.
Et si l’image n’avait plus rien à sauver ?
10. Pénélope Fiorindi : Si l’inhumanité devenait totale, pensez-vous que la photographie aurait encore un rôle ?
Manuel Besse : Si l’inhumanité devenait absolue, la photographie n’aurait plus rien à transmettre. Photographier suppose qu’il reste quelque chose à sauver : un élan de dignité, un signe de présence, même infime. Sans cela, il ne s’agirait plus que d’un enregistrement mécanique — une image vide. Plus d’adresse, plus de regard possible. Juste une archive froide, dissonante, sans appel.
La photographie, telle que je la conçois, n’est pas un inventaire. C’est un geste qui engage, qui reconnaît la fragilité des êtres et des lieux. Sans cette vulnérabilité, elle devient insignifiante. Témoigner d’un monde entièrement déshumanisé reviendrait à parler sans entendre son propre écho. Une image sans destinataire n’a plus de raison d’exister.
Photographier l’absence : la trace humaine dans le vide
11. Pénélope FIorindi : Votre travail place l'humain au centre, mais s'ouvre aussi parfois au paysage. Que représente pour vous cet espace sans figure : un prolongement de la présence humaine, ou l’épreuve de son absence ? Comment articulez-vous ces deux dimensions dans votre manière de photographier ?
Manuel Besse : Le paysage n’est jamais neutre. Dépourvu de figures humaines, il porte leur empreinte — constructions abandonnées, cicatrices d’exploitation, marques d’un retrait devenu palpable. Photographier un paysage, pour moi, c’est interroger un univers où l’humain a laissé une trace — parfois involontaire, parfois destructrice.
Lorsque je photographie un visage, je cherche cette lutte pour exister dans un environnement qui souvent le nie ou l’écrase. Lorsque je capture un paysage, j’observe la lutte inverse : celle qui absorbe — ou révèle — l’empreinte de ce qui a été vécu, bâti, abandonné. Je traduis aussi parfois ma propre lecture du monde, naturellement.
Dans tous les cas, ce que je traque, c’est une même intensité, entre la présence, la mémoire et l’abolition. En ce qui concerne le corps humain, cette attraction est immédiate, vivante, parfois brutale. Lorsqu’il s’agit du paysage, elle est plus lente, plus minérale, mais tout aussi tenace.
Je ne sépare pas ces directions. Je les considère comme les entrelacs d’une même interrogation : comment l’humain inscrit-il sa mémoire sur ce qu’il traverse — et que reste-t-il de lui lorsque son corps disparaît ?
Dans certains paysages, ce qui m’attire, c’est justement cette absence, non pas comme un vide, mais comme une survivance sans figure. Le paysage, au fond, est peut-être le miroir muet d’une disparition en cours — celle de notre densité humaine.
Chez Manuel Besse, l’image n’est jamais une fin, mais bel et bien une épreuve — celle du regard, du réel, et de l’Homme. Dans ses réponses comme dans son œuvre, il refuse les fictions apaisantes et oppose à la logique du spectaculaire une esthétique de l’intensité et du retrait. Ce qu’il donne à voir, ce sont les fractures contemporaines. Non pas la douleur, mais ce qui, en elle, résiste encore à l’effondrement. C’est peut-être dans cette rigueur intransigeante que se révèle sa plus grande humanité.
Ce n’est pas l’image qui sauve — c’est notre manière de continuer à la regarder.

Suivez le travail de Manuel Besse et plongez dans son univers photographique :
Instagram :📸 manuelbesseofficial
Pinterest :📌 Manuel Besse Photographie
Site officiel :🌍 www.manuelbesse.com
Contact & collaborations :✉️ manuelbessephotography@gmail.com