NOD : ITINÉRAIRE PHOTOGRAPHIQUE DANS LES FAVELAS DE RIO DE JANEIRO
- Pénélope Fiorindi

- 10 juil.
- 14 min de lecture

REPORTAGE PHOTO FAVELAS DE RIO DE JANEIRO 2025-2026
Rio de Janeiro aime ses mirages : Copacabana, samba, ciel ultramarin. Mais derrière la carte postale se dresse un autre territoire, vertical et labyrinthique, où des hommes et des femmes vivent parfois hors-cadre, prostrés dans des venelles trop exiguës pour le tourisme, sur des toits plats jonchés de matelas ou dans des coursives nocturnes où l’on marchande un litre d’eau. C’est là que Manuel Besse ancre NOD, itinéraire photographique entamé au printemps 2025 dans les morros de Rocinha, Maré et Vidigal, qu’il prolongera en 2026.
Pourquoi « NOD » ? Dans la Genèse, Nod, du verbe hébreu nûd, « errer, être ballotté », désigne la terre d’exil où Caïn, meurtrier de son frère, est condamné à une vie de vagabond sans foyer ni protection divine. Au Brésil, Besse y voit l’écho des exclus des exclus : malades mentaux, toxicomanes, familles sans toit fixe même parmi les pauvres.
Son appareil n’isole pas des visages, il embrasse des situations : un couchage de fortune au bord de la plage, un membre de gang qui le braque au pistolet, un terrain de basket d’un bleu improbable niché au cœur d’une favela. Plans larges, lumière brute, absence volontaire de portrait frontal ; l'image doit raconter la scène avant de désigner l’individu.
Cette première campagne révèle déjà l’écart sidérant qui sépare les trottoirs lustrés d’Ipanema des ruelles étroites et des passerelles branlantes de la favela. En 2026, Besse reviendra pour saisir d’autres cadres : cultes improvisés à l’aube, rituels de survie au clair de lune, ces heures charnières où la favela change de rythme et laisse affleurer ses tensions discrètes. Entre-temps, il assemble le livre NOD, charbonne la maquette et interroge sa propre responsabilité. Comment montrer sans trahir ?
À travers ce reportage photo grand angle, manifeste de photographie sociale, nous suivrons pas à pas l’itinéraire de Manuel Besse, afin de comprendre comment une ville mythifiée peut encore abriter des zones d’ombre et pourquoi il est urgent de les regarder.

1. NOD : DÉFINITION ET PARALLÈLE D’ERRANCE AVEC LES FAVELAS
1.1 De la Bible à la topographie sociale
Dans l’Ancien Testament, le pays de Nod n’est pas un lieu cartographié. C’est une condamnation à l’itinérance, « à l’est d’Éden », hors de tout refuge. La racine hébraïque nûd signifie « errer sans cesse, osciller ». Manuel Besse s’empare de ce mot-frontière pour désigner la condition de ceux qui, même au cœur des favelas, restent sans ancrage, trop pauvres, trop malades, trop hors norme pour s’intégrer à la fragile solidarité d’un quartier.
1.2 Favela = Nod contemporain
Les collines de Rocinha ou de Vidigal fonctionnent déjà comme des cités parallèles, mais l’exclusion y possède ses propres degrés : schizophrènes errant de palier en palier, personnes dépendantes au crack reléguées sous les pilotis, dormeurs de trottoirs chassés des rues touristiques de Copacabana. Ces êtres circulent d’un abri de fortune à l’autre, perpétuant la géographie du « Nod » biblique ; une vie sans adresse fixe, visible seulement à celui qui ralentit le pas.
1.3 Les figures sans gros plan : l’humain fondu dans le décor
Manuel Besse se tient à une règle : montrer la présence humaine sans isoler l’individu. Il cadre au grand angle pour englober le corps et son environnement immédiat. Un matelas sur un toit chauffé au soleil, un bras qui plonge dans un citerneau de récupération, des silhouettes alignées pour le repas collectif. Ainsi, l’attention du lecteur bascule du portrait psychologique vers la configuration sociale. Qui dort où ? Qui sert qui ? Comment circule l’eau, la parole, la lumière ?
Distance de prise : de 20 cm à trois mètres, assez près pour saisir un geste, assez loin pour laisser respirer la scène.
Point fixe : ligne d’horizon au milieu du cadre afin que la personne et la topographie partagent le même rang visuel.
Narration par signes : une bassine bleue devient repère, un graffiti fléché indique la pente, un chien allongé marque la frontière d’un territoire.
En privilégiant ces « portraits en situation », Besse épouse la logique de Nod. L’individu ne s’extrait jamais complètement de la terre d’errance. Il y appartient, et celle-ci, par ses détails, raconte autant que son regard.
1.4 Figures en plan rapproché : l’intimité expansée au 16 mm
Pour NOD, Manuel Besse introduit souvent le 16 mm, ultra-grand-angle, pour des plans très rapprochés qui intensifient la présence :
Proximité physique
À moins de 40 cm du sujet, le 16 mm requiert un engagement corporel, l’appareil effleure presque le bras tendu. Cette distance réduite transforme tout geste en confession.
Perspective exagérée
L’ultra-grand-angle amplifie la profondeur. Un nez saillant semble surgir du cadre, un regard occupe la moitié de l’image, tandis que les épaules et le décor se rétractent en arrière-plan. Cette distorsion volontaire traduit la tension d’un quotidien à la fois écrasant et fragmentaire.
Contexte omniprésent
Le décor ne disparaît pas. Les lignes de câbles, les tuiles fissurées, les panneaux de tôle se courbent autour du sujet, incarnant la topographie chaotique de la favela. Le plan rapproché devient ainsi une scène totale, où l’humain et son environnement fusionnent.
Intensité émotionnelle
Le 16 mm frôle le visage et capte l’infime variation d’un battement de paupière, un froncement subtil. L’image, saturée d’éléments, exige du lecteur une lecture active. Il doit démêler la personne du décor, ressentir le déséquilibre de la lentille.
Moment choisi
Besse déclenche quand l’expression bascule ; un sourire à demi formé, un regard fuyant, une main hésitante. Dans ce plan extrême, l’instant se fige avec une puissance presque tactile.
En alternant ce 16 mm intime avec un 16 mm contextuel, NOD oscille entre le collectif et l’individu, la cartographie sociale et l’affleurement d’une émotion brute. Cette conjugaison de focales offre une compréhension à la fois sensible et systémique de l’errance dans les favelas.
1.5 Valeur ajoutée pour le regardeur
En reliant Nod à la favela, le photographe propose une clé de lecture inédite : considérer les ruelles cariocas comme une « frontière biblique » à l’intérieur de la ville carte-postale. Cette analogie éclaire le projet. Ses images ne veulent ni stigmatiser ni sublimer la pauvreté, mais faire sentir la vibration d’un lieu où le séjour reste, par définition, provisoire, sans cesse reconduit à demain.

2. BRÉSIL SOCIAL : HISTOIRE DES FAVELAS ET MÉCANIQUES D’EXCLUSION
2.1 Origine et évolution : des collines militaires à la ville informelle
La favela n’apparaît pas subitement ; elle s’enracine dans une suite d’événements où l’État brésilien, tour à tour absent ou coercitif, pousse les plus pauvres hors du cadre légal.
Fin XIXᵉ siècle
Lorsque la monarchie abolit l’esclavage (1888) sans redistribuer la terre, une population noire libérée se concentre aux abords des ports. À la même époque, les soldats revenus de la guerre de Canudos (1897) campent sur le Morro da Providência. Ils surnomment la colline « Favela », d’après une plante épineuse du Sertão où ils combattaient. Le mot devient synonyme d’abri auto-contruit, bricolé de bois, de torchis, puis de briques.
1904-1920 – hygiénisme républicain
Le maire Pereira Passos veut donner à Rio des airs de Paris ; il rase le centre colonial. Les expropriés, trop pauvres pour accéder aux nouveaux loyers, dévalent les rues pour se hisser sur les collines libres. Les premières favelas deviennent ainsi les coulisses de la modernisation officielle.
1940-1960 – industrialisation Vargas
L’essor des usines de la Baixada Fluminense attire des milliers de ruraux. Faute de logement social, on construit en terrasse. La maison d’un frère sert de fondation à celle d’un cousin. L’idée même de propriété verticale naît alors ; l’escalier extérieur remplace la rue.
1964-1985 – dictature militaire
Les généraux entament une campagne de “removals”. Certaines favelas historiques (Catacumba, Praia do Pinto) sont dynamitées pour ériger des ensembles modernistes. Plus de cent mille personnes sont déplacées vers des banlieues sans équipements. La favela grossit ailleurs, plus loin ; Rocinha prend l’ampleur qu’on lui connaît aujourd’hui.
1988-2000 – redémocratisation et crise
La Constitution de 1988 reconnaît le droit au logement, mais la libéralisation économique provoque inflation et chômage. Les toits de tôle se multiplient ; l’électricité pirate s’enchevêtre dans un ciel d’araignées. Les trafics comblent le vide policier. La violence se mue en gouvernance parallèle.
2008-2016 – pacification des collines
À l’approche du Mondial 2014 et des JO 2016, les Unités de Police Pacificatrice (UPP) s’installent. Vidigal s’ouvre au tourisme, Rocinha obtient un téléphérique, mais Maré reste militarisée. Les investissements sont ponctuels, souvent symboliques. Dès 2017, plusieurs UPP ferment faute de budget.
2020-2025 – pandémie et retour de la précarité
Le Covid-19 frappe les métiers informels. 40 % des foyers de favela perdent leur principal revenu. Dans les quartiers populaires, des camps de fortune apparaissent, abritant malades mentaux, toxicomanes et personnes âgées abandonnées à leur sort. Ce sont ces « exclus des exclus » que Manuel Besse cherche. Ils vivent dans un Nod contemporain, errant de coin d’escalier en lit de cartons.
2.2 Une hiérarchie dans la précarité
Qui regarde la favela de l’extérieur y voit un bloc compact. En réalité, les collines fonctionnent comme des sédiments sociaux. On y devine d’abord un « premier cercle » : maisons de briques parfois enduites, toits en tôle, mais reliés à l’eau courante pirate, petit étal au rez-de-chaussée. Ces familles possèdent un semblant de stabilité. Elles paient une taxe informelle à l’association de quartier ou au trafic local, entretiennent leurs murs, investissent dans une parabole.
Plus haut, dans les ruelles sans numéro, vit un « deuxième cercle » : locataires de pièces exiguës, payant le mois comptant à un propriétaire tout aussi précaire. Leur horizon bouge au gré du marché informel. La pièce se loue pour trois, puis quatre, parfois cinq personnes ; la cuisine devient chambre, l’escalier surface utile.
Enfin, au sommet ou dans les interstices, on rencontre le « cercle de Nod ». Les errants intra-favelas : schizophrènes sans suivi médical, adolescents dépendants au crack qui dorment sous une bâche, personnes âgées coupées de leur famille. Ils n’ont ni adresse ni même parfois de prénom connu. On les désigne par un surnom, un tic, un chien qui les suit partout. Les statistiques les effleurent à peine. Le ministère de la Santé estime à moins d’un psychiatre pour 100 000 habitants la couverture en santé mentale sur les collines, contre 2,4 pour la métropole entière. L’écart se creuse davantage la nuit, quand seules les urgences policières répondent au téléphone. Santé mentale et exclusion (OMS).
L’eau courante elle-même révèle cette échelle : en bas, on stocke dans des citernes de 500 L branchées au réseau municipal ; plus haut, on remplit à l’aube les bidons depuis un tuyau percé ; au sommet, on guette le camion-citerne, une fois la semaine, si la route n’est pas coupée. Ainsi, chaque cliché de NOD ; un matelas à même la dalle, un seau à la queue-leu-leu, devient un indicateur précis de place sociale. Plus le décor paraît improvisé, plus la personne s’enfonce dans la spirale de l’invisible. ONG locale d'eau potable.
Comprendre cette hiérarchie n’est pas affaire de curiosité sociologique, c’est la clé pour lire les images. Là où un regard pressé verrait la « misère ordinaire », Besse déchiffre un code d’adresses, de loyers, de tuyaux et de veilleurs de nuit. Chaque marche gravie dans la favela est un degré de fragilité supplémentaire. C’est cette gradation que le reportage veut rendre sensible, sans jamais la dissoudre dans l’anecdote.

3. LA DÉMARCHE DE MANUEL BESSE : PHOTOGRAPHIE SOCIALE GRAND-ANGLE
Pour NOD, Manuel Besse ne se contente pas d’accumuler des images. Il élabore un récit visuel où chaque plan naît d’une immersion respectueuse et d’une architecture précise.
3.1 Marcher jusqu’à devenir présence
Avant tout déclenchement, Manuel Besse marche plusieurs heures sans appareil relevé, s’imprégnant du pas des habitants, des chuchotements à la dérobée et des odeurs de lessive ou d’huile de friture. « Quand mon souffle épouse la pulsation de la ruelle, l’image peut naître », explique-t-il. Cette immersion préalable ancre le photographe dans le paysage, évitant l’intrusion et transformant chaque scène en échange tacite.
3.2 Cadre large et distance humaine
Focale fixe 16 mm (f/2,8–f/4) : champ assez vaste pour inclure le contexte (seaux, câbles, toits) sans sacrifier la matière.
Hauteur d’yeux : l’appareil reste à 1,60 m, obligeant Manuel Besse à se courber face à un sujet assis, afin de ne jamais dominer visuellement. Ne jamais dominer le sujet est une règle d’or éthique et responsable.
Distance de 60 cm à 1.20 m : assez proche pour entendre la conversation, assez loin pour laisser respirer la scène, mais pas trop loin pour ne pas perdre le fil conducteur qui lie le sujet à son environnement.
Le résultat ? À moins d’un mètre, la synergie entre le sujet et son environnement s’impose. Geste et décor ne font plus qu’un, révélant l’identité dans son contexte.
3.3 Séquencer en triptyques narratifs
Chaque séquence s’invente en trois temps :
Espace (placette, ruelle, escalier, toit-terrasse, etc.)
Action (file d’attente pour l’eau, pliage du matelas, lessive de trottoir, etc.)
Signe (graffiti, bidon, cerfs-volants hissés sur les toits, ombres projetées, etc.)
Pensé dès la prise de vue, ce schéma triptyque guide le montage. On compose des diptyques ; plage matinale vs. file devant le camion-citerne et on module le suspense sans perdre la logique « espace ↔ action ↔ signe ».
3.4 Trilogie lumière, son, odeur
Dans l’écrin tropical, la lumière ne se confine pas à la « golden hour » des manuels. Elle cisaille le matin et l’après-midi, de 9:00 à 11:00 puis de 15:00 à 17:00 (heures locales), en faisceaux rasants qui sculptent tantôt la brique, tantôt la peau, révélant les moindres aspérités comme autant de hiéroglyphes urbains.
Mais la réalité d’une image ne se joue pas qu’à l’ouïe de l’obturateur. À chaque déclenchement, Besse consigne le niveau sonore – 68 dB au marché, 42 dB dans la ruelle haute et l’odeur dominante (friture, égout, lessive). Ces notes, inscrites en marge de son carnet, assurent l’authenticité du récit. Un visuel splendide, si l’atmosphère ne résonne pas, se voit relégué aux archives du refus.
Et comme ultime point d’orgue, le photographe porte en bandoulière un boîtier dont la valeur équivaut parfois à un an de salaire dans ces collines. Un talisman fragile et un fardeau symbolique, qui lui rappelle à chaque pas l’immense responsabilité de fixer ces instants de vie.
3.5 Pourquoi cette méthode enrichit le lecteur-photographe
1. Clarté épistémologique
En dévoilant la chronique de la genèse, la marche immobile, l’écoute des flux sonores et olfactifs, Besse offre au lecteur-photographe une transparence quasi-ethnographique. Il ne s’agit pas seulement de montrer le résultat, mais de révéler les prémices : la tension collective, les repères invisibles, la modélisation sensible du terrain. Cette démarche rapproche la photographie sociale de l’anthropologie visuelle, où le savoir naît de l’immersion plus que du déclenchement.
2. Démocratisation technique
En restreignant son arsenal à une focale unique, une hauteur constante et une distance mesurée, Besse formule un manifeste de sobriété. Accessible à tout praticien, cette méthode libère de la surenchère matérielle. Elle rappelle que l’outil n’est jamais qu’un médiateur ; ce qui compte, c’est l’accord implicite entre le photographe et son sujet, forgé dans la constance, la confiance mutuelle et la simplicité. C’est une leçon de rigueur. En se défaisant du superflu, on élève la pratique documentaire à un niveau de norme partagée.
3. Continuité narrative
Plutôt qu’une succession d’images isolées, Besse conçoit son travail comme une séquence dramaturgique. En effet, chaque plan devient un « chapitre visuel » dont la puissance émerge dans l’enchaînement. Cette grammaire de l’enchaînement, où l’espace, l’action et le signe s’articulent, transforme la favela en un texte polysémique, parcouru d’échos et de contrepoints. Le lecteur-photographe apprend à décrypter la favela non comme un décor statique, mais comme un récit en mouvement, où chaque image renvoie à la précédente et prépare la suivante, générant une lecture active et hautement réflexive.
Astuces techniques
Objectif : 16 mm fixe (f/2,8–f/4) pour une immersion extrême sans dénaturer les proportions.
ISO/Vitesse : ISO 400–800/1/125–1/250 s, afin de préserver le grain naturel et de figer le moindre geste.
Fenêtres lumineuses : 9:00-11:00 et 15:00-17:00, lorsque le soleil rasant cisaille volumes et textures pour un rendu sculptural.
Cette méthode, à la fois simple et exigeante, rend hommage à l’individu et à son territoire. Chaque prise de vue devient un fragment d’histoire, une invitation à voir l’invisible au cœur des favelas.

4. TERRAIN 2025 : ROCINHA ET VIDIGAL, DEUX LABORATOIRES À CIEL OUVERT
4.1 Pourquoi ces deux collines ?
Parmi les milliers de communautés cariocas, Manuel Besse retient Rocinha et Vidigal pour la tension qu’elles incarnent. Rocinha, plus vaste favela d’Amérique latine, s’étale comme une ville comprimée, avec ses artères bondées, ses étages empilés, ses réseaux électriques en toile d’araignée. Vidigal, suspendue au flanc des Dois Irmãos, offre l’inverse, des ruelles étroites, des belvédères ponctués de béton nu, des ruptures de pente qui transforment chaque déplacement en ascension. Ensemble, elles composent un diptyque de la précarité verticale. Rocinha montre la densité qui déborde, Vidigal la gravité qui isole.
4.2 Ce que révèle l’observation longue
Durant quatre semaines, Besse parcourt les deux collines sans chercher le spectaculaire. Il observe comment la lumière matinale découpe les gouttières, comment un matelas roulé disparaît sous une bâche avant midi, comment le camion-citerne rythme le quart d’heure le plus crucial de la journée. De Rocinha, il retient le grondement constant d’une ville qui s’autogère ; de Vidigal, le silence de fin d’après-midi, quand la pente interdit le va-et-vient et que les toits deviennent des places publiques.
Ses images, prises au grand-angle, fixent ces respirations. Un alignement de seaux attendant l’eau, une volée d’escaliers coupée par un ballon crevé, une rambarde où s’accrochent quatre paires de chaussures séchant au soleil. Elles montrent la favela non comme un chaos pittoresque, mais comme un organisme réglé par la topographie et la rareté.
4.3 Premiers enseignements pour NOD
Cette immersion confirme deux intuitions. D’abord, que l’exclusion la plus aiguë grimpe vers les zones où ni l’eau courante ni la police ne parviennent. Ensuite, que la favela n’est pas une entité homogène, mais une succession de seuils : palier, toit, passerelle, où la dignité se négocie à chaque marche. Les photographies retenues pour le livre s’attacheront donc moins aux individus qu’à ces points de passage, parce qu’ils disent à eux seuls la logique d’un territoire qui oblige sans cesse à monter ou à s’effacer.

5. LES « EXCLUS DES EXCLUS » : À L’OMBRE DES MARCHES
Dans chaque favela, il existe des corridors invisibles où même la solidarité la plus rudimentaire peine à se frayer un chemin. Besse y a repéré ceux qu’il appelle les « exclus des exclus ». Des hommes et des femmes que la pauvreté réclame puis rejette, incapables d’accéder au moindre soutien psychiatrique, social ou familial. Il les a trouvés dans des campements de fortune calés sous les escaliers hélicoïdaux de Rocinha, à l’orée des cuisines collectives de Vidigal ou tapis derrière les murs de soutènement où l’on stocke les déchets.
Sans automatisme empathique ni spectaculaire misérabilisme, il saisit ces présences par plans larges : un bras posé sur une dalle, des corps allongés en rang sur une bâche poussiéreuse, des regards perdus dans l’amoncellement de vieux matelas. Chaque image dit l’absence. Absence de toit, de soins, parfois de repères identitaires et en même temps la persistance d’une dignité qui vacille, mais ne rompt pas.
Ces visages sans nom, souvent affublés d’un surnom glissé par les voisins, sont saisis dans la topographie même de leur errance. Ils couchent sous une passerelle ? Besse cadre la voûte bétonnée et le corps indistinct qui y trouve refuge. Ils errent près d’un réservoir vide ? Il capte la silhouette et la trace sombre du tuyau desséché. En éloignant le regard des portraits serrés, il rappelle que l’isolement n’est pas seulement individuel. C’est un territoire, une strate de la favela où l’ombre du spectateur peine à pénétrer.
En montrant ces zones marginales, NOD n’invite pas à la pitié. Il propose une géographie politique de l’abandon, où chaque palier non carrelé, chaque goutte d’eau avalée à même le bidon, devient une question lancinante. Qui décide de grimper ? Qui choisit de tomber ? Et nous, observateurs, où nous situons-nous ?
Ainsi, la série photographique ne traite pas de la misère comme d’un état figé, mais comme d’un escalier abrupt. On y monte à pas lents ou on en redescend, parfois plusieurs fois par jour. Les « exclus des exclus » habitent ces marches interdites au secours ordinaire. C’est à ces angles morts que le regard de Besse se fixe pour révéler la part la plus urgente d’un reportage qui ne cesse de redéfinir ses frontières.

6. RENDRE VISIBLES LES INVISIBLES
NOD : itinéraire photo dans les favelas de Rio de Janeiro n’est pas un album de souvenirs ni un catalogue de misère. C’est un appel à redéfinir notre regard. Accepter que la dignité naisse dans les interstices, que la survie s’organise en périphérie, et que chaque plan large nous oblige à considérer la favela non comme un décor, mais comme un écosystème social.
En juxtaposant le mythe de Rio et la topographie de l’exil intérieur, Manuel Besse nous rappelle que toute ville renferme ses territoires de Nod ; ces zones où l’exclusion est à la fois géographique et symbolique. Le livre à venir, l’exposition et le docu-fiction à l’horizon ne feront qu’amplifier cette injonction : Não desvie o olhar. « Ne détourne pas le regard. »
Au-delà du geste photographique, NOD offre une leçon humaine : porter le regard sur l’invisible, c’est déjà commencer à en faire partie. À vous désormais de choisir ! Laisserez-vous ces images passer ou préférez-vous leur offrir la suite qu’elles méritent ? Votre attention, votre partage, peut-être même votre action. Que ferez-vous de ce que vous venez de voir ?
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