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Manuel Besse : Sur la terre de Nod, Le Reportage Noir & Blanc Extrême sur la Misère au Brésil / Magazine EXT Brésil Octobre 2025.

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Entretien : Sur la Terre de Nod, Manuel Besse.



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L’Archéologie du sensible : Dans l'ombre des exclus, le Noir & Blanc comme ultime vérité.

Introduction

Il existe des lieux que la société préfère ignorer, des marges si profondes qu’elles se transforment en gouffres. Ces territoires ne sont pas simplement géographiques ; ils sont existentiels. C’est dans l’un d’eux, que Manuel Besse, photographe français de l'extrême et témoin de l'invisible, a posé son objectif. Son reportage fleuve, “Nod”, un titre qui résonne comme un écho biblique, n'est pas une simple série de clichés ; c'est un manifeste visuel, une immersion brutale et poétique dans la vie d'une communauté marginale vivant hors du tissu urbain conventionnel, même au-delà de la violence structurée des favelas, dans une tension et une agressivité permanentes.

De juin à septembre 2024, puis de mai à juillet 2025, et poursuivant son travail essentiel de septembre à novembre 2025, Besse a arpenté cette « Terre de Nod » contemporaine. Le résultat est une œuvre d'une sincérité tranchante, magnifiée par la puissance radicale du noir et blanc. Nous avons rencontré Manuel Besse pour un entretien sans concessions, où l’esthétique se confronte à l’éthique, et l’image à la survie.


L'Entretien :


Question : Manuel Besse, le titre de votre reportage, Nod, est immédiatement frappant. Il renvoie à la Terre d’exil de Caïn. Pourquoi ce parallèle biblique pour ces exclus des exclus ?


Manuel Besse : La référence à Nod n'est pas une coquetterie théologique, c'est une vérité existentielle. Caïn, après son acte, est condamné à errer « nomade et fugitif sur la terre ». La communauté que je documente vit dans un exil permanent, non pas choisi, mais imposé par la violence structurelle. Ils sont les bannis du bannissement, l'ultime rejet. Ce sont des êtres humains qui portent le stigmate, les « exclus des exclus », ceux pour qui la société a révoqué jusqu'au droit d’avoir une place. Leur vie est un vagabondage perpétuel, une existence à l'Est d'Éden, sans rédemption apparente.


Question : Vous décrivez une vie d’« agressivité et de grande tension » au Brésil, un pays que vous aimez profondément. Comment, en tant que photographe, approchez-vous un tel niveau de danger sans devenir voyeur ?

M. Besse : On ne l’approche pas, on s’y immerge, mais avec une carapace. La rue, dans ces zones, est un épiderme à vif. Il faut accepter d'être une cible potentielle, mais aussi d'être un miroir. Mon travail est de recevoir cette violence comme un uppercut, de l'encaisser, et de la retranscrire sans la dénaturer. La clé est la sincérité radicale. Le Brésil est un pays d'une complexité et d'une beauté extrêmes, et j'aime ses habitants, mais ici, la misère ne fait pas de cadeau, même entre eux. J'ai rarement trouvé de l'empathie dans le regard des passants ; ce sont des regards qui fuient ou jugent, et cela rend l'approche difficile.


Question : Pourquoi le choix impitoyable du noir et blanc pour Nod ? Quel rôle joue le monochrome dans l'efficacité et l'intensité du reportage ?

M. Besse : Le noir et blanc est l’ultima ratio de mon travail sur la rue. C’est un choix à la fois esthétique et éthique. La couleur, souvent, distrait, elle est la parure du réel. Le monochrome, lui, retire le bruit de fond de l’information superflue. Il nous oblige à voir l'essentiel : la forme, la texture, le regard et le contraste. Ici, le contraste est la métaphore de leur vie : une opposition violente entre la lumière de l'humain et l'obscurité de sa condition. Mes noirs sont profonds, car ils sont le poids du passé.

© 2025 POSTO 5 Photo-manuel Besse- Tous droits réservés
© 2025 POSTO 5 Photo-manuel Besse- Tous droits réservés


Question : Les trois périodes de reportage (Juin-Sept. 2024, Mai-Juill. 2025, Sept.-Nov. 2025) soulignent un travail de longue haleine. Qu'apporte la durée à votre récit photographique ?

M. Besse : La durée est tout. Ces vies se déroulent dans une temporalité qui nous échappe, un présent brutal. Le temps permet l'effacement, la confiance. Il permet aussi la maturation de mon propre regard, le deuil répété face à la violence que j'absorbe. Cependant, je dois avouer qu'il a fallu parfois me mettre en marge. Les journées me rendaient complètement fou. J'ai vu des cadavres, il m'est arrivé de passer la nuit après des passages à tabac particulièrement violents. Il fallait s'extraire, respirer, pour ne pas basculer.


Question : Quel type d'appareil vous accompagne dans ces conditions extrêmes ?

M. Besse : L’équipement est crucial, il doit être performant, fiable et discret. Pour Nod, j'ai opté pour un modèle Sony Alpha. C'est un matériel extrêmement adapté et performant, une vraie révélation pour moi sur le terrain. Sa réactivité et sa capacité à gérer les contrastes extrêmes en font un outil idéal pour capter la vérité crue du noir et blanc sans compromis technique. J'utilise également un Hasselblad pour certaines prises plus posées, son format carré confère une intemporalité que j'apprécie.



Question : Y a-t-il une différence dans l'intensité ou le type de violence entre le début de votre reportage et les périodes en cours en 2025 ?

M. Besse : L’intensité de la violence brute est constante. Ce qui change, c’est sa nature psychologique et systémique. La misère est impitoyable. J'ai été témoin de la brutalité qui règne même à l'intérieur de ce groupe marginalisé. Au début, la méfiance était la principale violence.

Aujourd'hui, en 2025, la violence est plus insidieuse, c'est celle de l’épuisement, de la résignation, que l'on perçoit aussi dans ces passages à tabac internes. La survie, à la longue, est la plus grande des violences.



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Question : Un photographe de rue, ou de l'extrême, développe-t-il une forme de "sixième sens" pour anticiper les moments décisifs dans ces environnements hostiles ?

M. Besse : Absolument. C'est une combinaison de l'instinct du chasseur, de l'empathie et d'une hypervigilance.

C’est la capacité à sentir l'énergie qui monte, le moment où le masque tombe, où la rage devient une larme.

Mon appareil m'aide par sa discrétion et sa rapidité à figer ces instants avant qu'ils ne disparaissent, me permettant de rester concentré sur l'humain. Nod est celle de la résilience, de la dignité qui persiste malgré tout. Si l'image est belle, ce n'est pas parce.



© 2025 POSTO 5 Photo-manuel Besse  - Tous droits réservés
© 2025 POSTO 5 Photo-manuel Besse - Tous droits réservés


Question : Le noir et blanc met en lumière la gestuelle et les expressions. Pouvez-vous nous parler de la signification des mains et des regards dans vos clichés ?

M. Besse : Les mains et les regards sont les chapitres de mon livre. Les mains sont souvent crispées, elles portent les cicatrices du labeur invisible ou de la lutte.

Elles sont l'outil de la survie. Quant aux regards, c'est là que réside l'âme de Nod. Ils sont souvent fuyants ou, au contraire, d'une fixité terrifiante. Ils vous transpercent, vous demandent : « Vois-tu vraiment ? » Ces regards sont le prix du sang payé en silence.


Question : On parle souvent de la « belle » misère en photographie. Comment étiez-vous ce piège ?

M. Besse : En refusant de romantiser la souffrance. La beauté dans que le sujet est pittoresque, c'est parce que la composition, la lumière, le grain, honorent le combat de l'être humain. Je témoigne, je ne mets pas en scène un tableau de genre. C’est une différence fondamentale.


Question : Quel type d'interaction crée le plus de tension avec ces individus ?

M. Besse : L’attente et le silence. Être là, juste là, sans déclencher, dans un environnement où la survie dépend du mouvement.


Question : Qu'est-ce qui rend votre matériel un « atout » dans ce travail ?

M. Besse : Sa performance en basse lumière et sa discrétion. Il est suffisamment léger et rapide pour suivre le rythme frénétique de la rue brésilienne tout en offrant une qualité d’image sans compromis en monochrome.


Question : La « rue » est un personnage central. Comment la photographiez vous, au-delà des êtres humains ?

M. Besse : La rue est un labyrinthe, un ventre qui engloutit. Je la photographie comme un décor de théâtre, avec des lignes de fuite, des ombres portées qui trahissent la solitude, ou comme une prison à ciel ouvert.


Question : Quel est le plus grand malentendu sur le fait de photographier ces communautés ?

M. Besse : Que nous, photographes, sommes des sauveteurs ou des juges. Nous sommes juste des passeurs d'histoires. Et parfois, le seul témoin des cadavres que la rue a laissés derrière elle.


Question : Y a-t-il une photo dans Nod qui vous hante particulièrement ?

M. Besse : Celle d'un homme après un passage à tabac, la nuit. Le contraste du noir et blanc révèle sa souffrance avec une acuité insoutenable.


Question : Le reportage est un "acte de résistance", dites-vous. Contre quoi ?

M. Besse : Contre l'indifférence, contre l'oubli, contre la simplification médiatique. Contre la folie qui guette quand on assiste à l'horreur des hommes.


Question : Le paradoxe du Brésil : vous exprimez votre amour pour ce pays, mais vous en documentez la cruauté. Comment vivez-vous cette dualité ?

M. Besse : C'est une déchirure constante. J'aime le peuple brésilien, leur résilience, leur alegria malgré tout. Mais ce que je vois dans Nod est une fracture sociale béante où l'empathie semble disparaître, et cela me rend complètement fou par moments.


Question : La lumière naturelle est-elle votre alliée principale en noir et blanc ?

M. Besse : C'est ma seule alliée. Je traque la lumière dure, celle qui sculpte les visages, qui révèle les reliefs de la souffrance et le drame du lieu.


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© 2025 POSTO 5 Photo - Manuel Besse - Tous droits réservés





Question : Quel type de post-traitement utilisez-vous pour obtenir ce rendu « brutal » du monochrome ?


M. Besse : Un post-traitement qui cherche la matière plutôt que la propreté. J'accepte le bruit, le grain, pour qu'ils racontent l'histoire et soient le reflet de la dureté de l'environnement.


Question : Quelle est la vérité fondamentale que vous avez tirée de Nod ?

M. Besse : Que la dignité est la dernière chose qu'on nous enlève, et que c'est souvent dans le dénuement qu'elle est la plus éclatante. Mais c'est une dignité qui se gagne au prix fort.


Question : Quel est le rôle de l'ethnologie, que vous avez étudiée, dans votre approche ?

M. Besse : L'ethnologie m'a appris à ne pas surinterpréter, à observer les rituels de survie, la culture de l'exclu.


Question : La présence d'enfants dans ce contexte aggrave-t-elle le poids de votre travail ?

M. Besse : C'est le plus insoutenable. L'enfance dans Nod est une tragédie de la prématurité.


Question : Comment Nod se positionne-t-il par rapport à d'autres œuvres photographiques ?

M. Besse : Je ne me revendique d'aucune affiliation photographique. Chacun se débrouille en fonction de sa peur et de ses tripes. L'œuvre que je construis est le fruit de mon immersion et de ma confrontation personnelle avec cette réalité, sans filtre dogmatique.


Question : Que représente la violence pour vous après cette expérience ?

M. Besse : Une énergie brute, un vecteur de survie, mais aussi un deuil répété.


Question : Votre série a-t-elle pour but d'apporter une solution ou un changement politique ?

M. Besse : Mon rôle est de témoigner. Le changement est l'affaire du spectateur. Je force le regard, le reste est son devoir.


Question : Le fait de devoir se mettre « en marge » pour se préserver est-il un aveu de la limite humaine face à l'horreur ?

M. Besse : C'est une nécessité psychologique. Rester humain pour pouvoir photographier l'inhumain. Accepter que parfois, la journée vous a complètement rendu fou.


Question : Vous mentionnez les contrastes mordants. Est-ce une métaphore de la cruauté sociale ?

M. Besse : Exactement. Le noir social et le blanc de la survie, sans nuance de gris apaisant.


Question : Quel est le rôle du "grain" dans vos images ?

M. Besse : Le grain n'est pas un défaut, c'est la texture de la rue, la saleté, l'usure, la rugosité de leur existence.


Question : Le noir et blanc est intemporel. Voulez-vous que Nod devienne une chronique hors du temps ?

M. Besse : Je souhaite que la souffrance et la dignité capturées échappent à l'actualité immédiate, pour devenir une mémoire visuelle.


Question : Quel message ultime espérez-vous que le spectateur retienne après avoir été confronté aux images de Nod ?

M. Besse : Le message est simple et terrible : Ils existent. Ils vivent, ils souffrent, ils persistent. Et vous ne pouvez plus dire que vous ne saviez pas.



Conclusion

Le reportage Nod de Manuel Besse est un choc visuel et philosophique. Il s'agit d'une œuvre majeure, à la croisée du documentaire le plus exigeant et de l'art la plus radicale. Par le prisme du noir et blanc, Besse nous renvoie à notre propre condition, questionnant notre seuil de compassion. Sa « Terre de Nod » n'est pas loin ; elle est au bord de nos consciences. Un travail photographique qui n'a pas pour but d'expliquer, mais d’obliger à voir, à ressentir, et, peut-être, à agir.





Sortie Magazine Fin Octobre




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